Ô, pot de peinture ! [Libre]

Et cette silhouette sombre, c’était celle de Sheen.

L’adolescent errait lui aussi ce jour-là dans les ruines dévastées du quartier Ouest, conquit par le Clan de la Foudre il y avait de cela un bon moment maintenant. Il errait sans véritable but, à vrai dire. Ce matin-là, il s’était levé et l’ennui l’avait prit aussitôt. Vous savez, ce genre d’ennui qui s’insinue en vous, qui vous rend morose. Sheen avait compris qu’il devrait faire quelque chose de sa journée pour chasser cet ennui, sinon, il serait bon pour passer cette dite journée à se prélasser comme un pacha sur un fauteuil avec une moue contrariée d’enfant qui s’ennuie et qui ne veut rien faire. Non, il devait forcément avoir quelque chose à faire, non ? Dans cette ville, il y avait toujours quelque chose à faire. Toujours une bonne poire a embobiner, toujours une personne ou une autre à trahir. Çà courait les rues, il suffisait de se servir.

Le garçon aux cheveux de jais avait donc passé quelques heures à errer dans les rues de différents quartiers, d’abord dans le sien, celui de la Tempête, puis en enchaînant dans celui des Nuages, où il pensait forcément trouver quelque chose ou quelque un pour tromper son ennui. Mais non. Il ne faisait que marcher, d’un pas traînant, et plus les minutes passaient, plus son visage se faisait morne et blasé. Qu’est-ce qu’il pouvait détester ce genre de sensations… Il détestait s’ennuyer. C’était un comble, quand même, dans une ville pareille et pour une personne comme lui. Fatigué d’errer toujours dans les mêmes rues, le garçon finit par s’adosser contre un mur, les mains dans les poches, et se mit à lever les yeux vers le ciel pour réfléchir à ce qu’il allait bien pouvoir faire maintenant. Il lui fallut quelques minutes pour ordonner ses pensées, puis l’idée finit par lui venir, aussi claire et tentante qu’une marre d’eau glacée par une chaude journée d’été. Pourquoi n’irait-il pas faire un tour dans le quartier ouest de la ville, ou du moins dans ce qu’il y restait ? Il fallait toujours faire attention où l’on mettait les pieds, il y avait des ruines à contempler jusqu’à l’horizon et il pourrait même y trouver quelques bricoles utiles, si cela se trouvait. Oui, voilà ce qu’il allait faire.

Aussitôt après avoir trouvé l’idée, Sheen se mit en route. Il n’avait besoin de rien d’autre que son flingue passé à la ceinture et dissimulé par les pans de sa chemise sur lui. L’adolescent effectua une bonne partie du trajet à pieds, puis lorsqu’il pu attraper un tramway, il grimpa dedans et attendit sagement qu’on le dépose à destination. Le quartier détruit de la ville était certainement le plus intéressant d’entre tous. Du moins, du point de vue de Sheen. Ce dernier se demandait d’ailleurs comment il avait fait pour ne pas penser plus tôt à cette solution. Enfin bon. Une fois déposé à l’entrée du quartier désertique, Sheen se remit une nouvelle fois en marche, d’un pas allègre et tranquille, posant des yeux intrigués sur les ruines qui commençaient déjà à apparaître tout autour de lui. Ici, le sol n’était que ruines. Il fallait faire attention où l’on marchait, des nuages de poussière se soulevaient à chaque pas. Des objets divers et la plupart du temps cassés jonchaient chaque parcelle du terrain inégal et plus d’une fois, Sheen faillit trébucher, tantôt sur les débris d’un vase sale et brisé, tantôt sur une barre de fer enfuie à moitié sous les décombres. Mais au moins, comme cela, il ne s’ennuyait plus.

Le garçon évolua ainsi un bon moment, sans suivre de chemin particulier, les yeux rivés tantôt rivés sur le sol ou tantôt sur le magnifique paysage dévasté, puis soudain, une voix retentit dans l’atmosphère pesante et silencieuse des lieux. Une voix féminine, qui semblait s’adresser… à quoi au juste ? Aux morts ? Bah. Toujours est-il que Sheen redressa la tête, intrigué. Il n’était pas seul dans ces lieux ? Intéressant. Le garçon finit par remarquer la silhouette de l’autre personne présente, plusieurs mètres plus loin, perchée sur une autre partie des décombres, un éventail à la main. Plissant les yeux, Sheen n’hésita que quelques secondes. Puis avec un imperceptible haussement d’épaules, il décida d’aller la voir. Le garçon sauta lestement en avant, soulevant un nuage de poussière en même temps, puis entreprit de se frayer un chemin jusqu’à l’autre personne présente en faisant attention à l’endroit où il posait les pieds. Il ne lui fallut que quelques minutes pour arrivait à sa hauteur. Maintenant qu’il était plus près, Sheen pouvait voir à qui sa vis-à-vis ressemblait. Il ne la connaissait pas, çà c’était sûr. Parfait. Cette journée serait peut-être beaucoup moins ennuyante que prévue.

Esquissant un sourire aimable dont il avait le secret, Sheen s’arrêta en face de la jeune fille, un air intrigué qu’à moitié feint peint sur le visage, sa tête d’ange inclinée légèrement du côté.

- Bonjour ! Je ne m’attendais pas à rencontrer quelqu‘un en ces lieux, je suis surpris. Qu’est-ce qui vous amène par ici ?

Puis redressant le visage d’un air légèrement inquiet, toujours de cette manière dont il avait le secret, il s’empressa d’ajouter, comme s’il avait peur de vexer sa nouvelle connaissance :

- Enfin, si ce n’est pas trop indiscret du moins.

La jeune fille aux cheveux aussi noirs que ceux de Sheen agita l’éventail qu’elle avait en mains devant son visage, comme pour en dissimuler une partie, puis répondit à la question de son interlocuteur :

- Je me promène... voir s'il n'y a pas quelques trucs qui pourraient m'être utiles pour un projet quelconque.

Sheen hocha alors la tête, les yeux toujours agrandis de façon plus ou moins intriguée, comme s’il voyait parfaitement ce qu’elle voulait dire par là. En vérité, il se fichait bien de ce qui pouvait bien amener sa vis-à-vis en ces lieux. A vrai dire, il se fichait bien de toutes le motivations qui pouvaient habiter les habitants de cette ville, après tout, sinon, il n’en aurait jamais fini. Ajoutons à cela que le garçon était d’un égocentrisme tel que rien ne l’intéressait véritablement chez les autres que ce qui pourrait lui servir, et vous comprendrez mieux. Néanmoins, il était suffisamment observateur et malin pour se faire passer pour un véritable jeune homme bien élevé, mignon tout plein, sans aucun problèmes. C’était un don d’un côté, n’est-ce pas ? Mais passons.

Lorsque la jeune fille referma son éventail pour adresser un sourire poli à Sheen, celui-ci lui retourna exactement le même. Puis il l’observa de ce même air intrigué qui flottait déjà sur son joli visage, lorsqu’elle tenta de grimper sur une excroissance de ciment avant de rater son coup et de tomber assise parterre. Même si c’était assez drôle, Sheen n’éclata pas de rire. Un léger sourire amusé et conciliant flotta cependant sur ses lèvres pour faire écho au léger rire de la jeune femme, lorsqu’elle se releva avec grâce avant de s’excuser.

- Désolée. C'est rare que ça m'arrive. Cet endroit doit me porter malheur; à moins que ce ne soit toi.

Une lueur imperceptible s’enflamma dans les yeux verts d’eau du garçon, trop rapide pour être identifiée. Lui, porter malheur aux autres ? Voilà qui était délectable à entendre. Ce n’était peut-être pas concrètement vrai, mais d’un côté, faire sa rencontre n’était certainement pas la chose la plus bénéfique qui puisse arriver à quelqu‘un, comme ils finissaient tous d’ailleurs presque toujours par comprendre, ou presque. Enfin. Pour le moment, rien à voir, il n’était pas ce Sheen là. Le garçon esquissa donc un nouveau sourire léger, haussant les épaules d’un geste leste.

- Tu n‘as pas à t‘excuser.

Puisque son interlocutrice le tutoyait, Sheen préférait en faire de même. L’adolescent serra la main délicate que lui tendait la jeune femme, alors qu’elle se présentait en tant que Jichinôra Fides Ei, ou plus simplement Jichi. Un nom peu commun, c’était certain. Toujours souriant de cette manière agréable, aimable et polie, le garçon aux cheveux d’ébène se présenta à son tour :

- Enchanté, Jichi. Moi c‘est Sheen Everfield, ou plus simplement Sheen.

Donner un faux nom ? Aucun intérêt aux yeux du garçon. Mais passons. Regardant sa vis-à-vis dans les yeux, justement, Sheen laissa ses pensées vagabonder. Les gestes, les sourires, les paroles, la manière d’être de la dénommée Jichinôra semblaient indiquer une appartenance certaine au clan Etoile, celui des guérisseurs. Le seul moyen de s’en assurer concrètement était encore de le lui demander, mais de toutes façons, Sheen doutait franchement de se tromper. Il reconnaissait plutôt aisément les membres de tel ou tel clan, même si c’était parfois difficile. Et il fallait dire que les guérisseurs avait un petit quelque chose de délicat qui les caractérisait bien, peut-être quelque chose dans leurs sourires, allez savoir. Lâchant la main de son interlocutrice, Sheen fit mine d’observer attentivement le visage de cette dernière, comme s’il était en pleine réflexion intérieure, puis hésitant, ouvrant finalement la bouche, il demanda, la regardant de ses yeux innocents mais observateurs, histoire d’alimenter la conversation :

- Dis-moi… Tu es du clan de l'Etoile, je me trompe ?

- Je...

Si la réaction de la jeune fille à la question de Sheen était assez intrigante du fait que ce dernier ne s’y attendait pas spécialement, elle n’en était pas non plus stupéfiante ou surprenante. Après tout, Sheen aurait pu tout aussi bien s’en douter. De nos jours, dans une ville comme celle où ils vivaient, il existait grosso modo trois catégories de personnes. Celles qui clamaient haut et fort leur appartenance à un certain clan, celles qui au contraire refusaient toute notion d’appartenance à un de ces dits-clans ou alors celles qui s’en fichaient royalement, tout simplement. Et visiblement, la dénommée Jichi semblait faire parti de la deuxième catégorie de personnes. Sinon pourquoi aurait-elle eut ce froncement de sourcils, pourquoi aurait-elle détourné les yeux, pourquoi aurait-elle eut cette hésitation, pourquoi aurait-elle fermé son éventail d’un geste brusque ? Tant de gestes qui témoignaient d’une profonde répugnance à annoncer d’une quelconque façon qu’elle faisait parti d’un quelconque clan. Intéressant. Très intéressant.

L’adolescent ne broncha pas devant le regard froid, dur que son interlocutrice posa alors sur lui. Car il n’était pas du genre à être déstabilisé par ce genre de regards, pas aussi facilement du moins. Cependant, il savait mieux que quiconque faire semblant. Il haussa donc très légèrement les sourcils, comme s’il s’interrogeait, alors qu’il ouvrait imperceptiblement la bouche avant de la refermer aussitôt, comme pour dire quelque chose, prononcer une quelconque excuse qui ne venait pas. Chez une personne comme Sheen, le pas entre le mensonge et la sincérité était si tenu qu’il en devenait carrément imperceptible. C’était d’ailleurs entre autres ce qui faisait de lui ce qu’il était. Mais en tous cas, ce n’était pas la première fois qu’il avait affaire à une personne comme Jichi, qui refusait de se croire appartenir à un clan du moins, s’entend. Après, le reste, il fallait voir. Mais bref. Même s’il avait semblé ouvrir un instant la bouche, Sheen ne prononça pas un mot. Jusqu’à ce que sa vis-à-vis rompe elle-même le silence du moins.

- Qui sait, hein ?

Oui, c’était bien vrai. Réponse intéressante, et bien choisie. Pour un peu, Sheen en aurait esquissé un petit sourire. Mais il n’en fit rien. La jeune fille rouvrit son éventail pour le positionner devant son visage, alors qu’elle se tournait vers l’horizon, avant de demander d’un ton qui avait sensiblement changé depuis la question que le garçon avait posé :

- Et toi ? Je ne te cerne pas... tu es de quel clan ?

Le garçon aux cheveux de jais prit le temps de glisser les mains dans ses poches et de se tourner à son tour vers l‘horizon des ruines, après un léger temps de réflexion, avant de répondre simplement :

- Moi ? Tempête.

Puis plissant légèrement les yeux face au vent, il ajouta d’une voix plus douce, un peu comme s’il se parlait à lui-même :

- Mais ce n‘est pas très important.

C’était vrai, qu’il soit un adolescent plus ou moins normal ou non, la conception de loyauté envers un clan n’était pas forcément de mise. Pas chez tout le monde, en tous cas. A plusieurs degrés certes, mais bon. C’était comme çà et puis c’était tout, après tout, malheureusement ou pas. Se laissant aller à ses réflexions intérieures, Sheen garda un instant le silence, les yeux dans le vague, ou ici, fixés sur un point imaginaire quelque part sur l’horizon. Puis se tournant alors vers son interlocutrice, le garçon reprit la parole pour s’excuser, parce qu’il sentait qu’il devait le faire et que dans des situations pareilles, il était toujours mieux de le faire, empruntant le ton doux et sincère qui était alors de mise :

- Pardon si ma question t‘as vexée. Je suis désolé. J‘oublie parfois que… Enfin, ce n‘était pas mon intention.

Ce qui n‘était pas faux, d‘ailleurs.

- Non, ça va. Ma réaction était futile. Tout le monde a un sujet plus délicat...

La voix de Jichinôra était redevenue plus douce, emprunte d’une certaine rêverie, qui rassura plus ou moins notre Sheen dans un certain sens. Aux paroles de la jeune fille, il se contenta d’hocher doucement la tête mais n’ouvrit pas la bouche, montrant tout de même par là qu’il comprenait ce qu’elle voulait dire. Et puis parfois, les mots étaient inutiles, n’est-ce pas ? Enfin, passons. L’adolescent resta tourné vers l’horizon des ruines du quartier dans lequel ils se trouvaient encore un moment, jusqu’à ce qu’à côté de lui, son interlocutrice se mette en mouvements, attirant ainsi son regard. Elle revint se poster où ils étaient quelques instants plus tôt, pour se pencher sur son panier en osier qui contenait, à en croire la douce odeur alléchante, du pain qu’elle avait du amener avec elle pour avoir de quoi se restaurer. Sheen se détourna donc du paysage pour l’observer d’un œil intrigué. Elle rompit un pain en deux, se releva, et après avoir posé un instant ses yeux clairs sur le garçon, elle lui tendit une part.

Sheen haussa un sourcil, mais il n’en était pas non plus forcément proprement stupéfait. Après tout, cette Jichinôra Fides Ei avait l’air poli, bien élevée. Bien sûr, les apparences n’étaient pas grand-chose, mais il n’était pas non plus étonnant de voir une personne comme elle vous offrir quelque chose à manger. Après tout, cela pouvait se résumer à une simple question de bon sens. Le garçon vrilla ses yeux verts dans ceux de sa vis-à-vis, alors qu’il prenait de ses mains délicates le morceau de pain qu’elle lui tendait, avant de la remercier d’un simple mot, mais avec le sourire aux lèvres.

- Tu sais, je ne me suffit pas à moi-même. J'ai besoin de chaleur humaine. Mais m'identifier à un groupe d'inconnus pour faire partie d'un Clan et leur promettre de servir leurs desseins est hors de mes capacités. Jamais je ne forcerai quelqu'un à agir ainsi envers moi.

Sheen l’écouta attentivement, tout en croquant dans la croûte agréablement dorée et douce du pain, savourant et analysant. Oui, c’était bien ce qu’il avait cru comprendre, cette jeune fille ne faisait pas partie de ceux qui assuraient faire parti intégralement d’un clan donné. Ses paroles étaient justes. On ne pouvait pas connaître le moindre membre du clan que l’on avait été contraint d’une quelconque façon de rejoindre, on ne pouvait pas tous les servir aveuglément sans se poser de questions. Sheen en savait quelque chose. Aux derniers mots de Jichi, le garçon releva la tête de son morceau de pain pour répondre, de sa voix posée :

- Et c‘est très honorable de ta part.

On ne pouvait pas en dire autant de tout le monde, n’est-ce pas ? Tous ces chefs, tous ces gens haut-placés qui donnaient les directives… Eux, ils le faisaient. D’un côté, c’était un peu le principe d’un clan, vous me direz. Mais bon. Les faits restaient les faits, et tout le monde ne pouvait pas être satisfait de cela. Sheen, pour sa part, s’en fichait un peu. Du fait que dans sa tête, pour lui, il n’y avait personne qui lui donnait d’ordres, il n’agissait que pour lui, toujours dans tout ce qu’il faisait, avant tout pour lui. Et il savait qu’il n’était certainement pas le seul. Chacun avait une manière différente d’agir, certes, mais au fond, c’était la même chose. Le garçon, après avoir prononcé ces mots et avalé une autre bouchée du pain décidément très bon, balaya le sol autour d’eux du regard, avant de trouver son bonheur sur ce qu’il restait d’une commode en bois renversée à même le sol. Elle était poussiéreuse, et pas forcément très stable, mais elle offrait pour le moment un parfait point d’appui où pouvoir s’asseoir. Sheen s’en approcha donc, puis s’assit le plus simplement du monde, tout en continuant à faire face à Jichi et terminant sa part de pain. Là, il reprit la parole pour enchaîner :

- Je comprends ce que tu veux dire, tu as raison.

Puis avec un haussement d’épaules, il ajouta :

- Pour ma part, comme je n‘éprouve aucun problème à dire que je suis d‘un certain clan malgré ce que je ressens, j‘oublie parfois que pour d‘autres, ce n‘est pas aussi simple. Alors excuses-moi encore.

Il n‘avait pas dit çà pour se justifier, et ses excuses ne lui paraissaient pas lourdes, mais plutôt pour expliquer un tant soit peu la chose à Jichi, tout simplement. Croquant une nouvelle fois dans ce qu‘il lui restait de pain croustillant, il esquissa même en même temps un petit sourire.

Sheen termina sa part de pain en silence, se contentant de poser son regard sur Jichinôra, qui envoyait valser ses fines chaussures noires au bas d’un amas de gravas, avant de se détourner et de venir le rejoindre sur la commode, qui ferait pour le moment office de banc. Alors que le garçon tapait machinalement dans ses mains pour faire tomber les quelques miettes qui auraient pu y rester accrochées, son interlocutrice tourna son visage vers lui pour accrocher son regard. Si Sheen n’était pas du genre à être gêné du fait qu’on puisse le regarder franchement dans les yeux, il ne pu s’empêcher de voir cela comme une tentative pour sonder son âme, en quelque sorte. Ne disait-on pas que les yeux étaient le miroir de l’âme ? Pour sa part, le jeune Tempête n’y croyait pas trop. Il ne détourna donc pas le regard, et se contenta d’hausser un finn sourcil lorsque la jeune fille prit la parole.

- Sheen Everfield, tu es spécial. Je ne sais pas ce que tu es comme personne, mais tu es spécial.

Ah oui ? En quelques sortes, c’était sûr. Néanmoins, Sheen fut intrigué, sur le coup, de cette dénommée Jichinôra Fides Ei. Avait-elle compris sans vraiment s’en rendre qu’elle avait en face d’elle une des réincarnation de la ville, source entre autres du conflit des clans ? Peut-être. Peut-être pas. Après tout, la thèse même de la réincarnation était très subtile. On ne pouvait pas forcément être sûr de la chose temps que la personne concernée ne mettait pas des mots sur la pensée qui vous traversait l’esprit. Et c’était pire lorsque la dite réincarnation restait secrète, s’entend. Mais bref. La jeune Étoile pouvait aussi dire ces mots pour une toute autre chose, Sheen n’était pas devin non plus. Même s’il était plutôt doué niveau observation et analyse.

- Et tu as de sacrés beaux yeux.

A ces mots, Sheen esquissa un fin sourire, en réponse à celui qui s‘était dessiné sur les lèvres de la jeune fille aux cheveux aussi noirs que les siens. Inclinant quelques peu la tête du côté, le garçon répondit un simple et doux :

- Merci.

Puis alors qu’il posait de nouveaux ses iris d’émeraude sur celle plus rosées de sa vis-à-vis, celle-ci ouvrit une nouvelle fois la bouche, pour chuchoter :

- Sheen Everfield, me diras-tu ce que tu es ?

Question peu banale, c’était sûr, surtout lorsque l’on venait à peine de se rencontrer. En tous les cas, si un nouveau sourire vint se dessiner sur ses lèvres bien dessinées, le jeune homme ne prit pas cette interrogation pour une plaisanterie. Lui dire ce qu’il était ? On pouvait trouver une infinité de sens à une question pareille, mais quoi qu’il en soit, elle était parfaite pour un garçon aussi instable et insaisissable que Sheen Everfield. Le garçon, le fantôme d’un sourire flottant aux lèvres n’éclipsant en rien la lueur désolée de ses prunelles, répondit sur le même ton, bas et doux :

- J‘aimerais bien.

Car si l’on ne pouvait pas lire grand-chose dans le miroir de ses yeux, Sheen savait faire transparaître toutes sortes d’expressions subtiles en leur sein quand il le fallait. Sincérité, bluff ? Allez savoir. Avec quelqu‘un comme ce garçon, on ne pouvait jamais être totalement sûr. Sinon, çà gâcherait tout, n’est-ce pas ? Mais passons. Baissant un instant son regard d’émeraude sur son index, qui traçait machinalement une courbe dans la poussière accumulée sur la surface de la commode, dans le maigre espace entre Jichinôra et lui, Sheen garda le silence. Puis toujours souriant de la même manière, il releva la tête, pour accrocher le regard agréable de sa vis-à-vis de ses prunelles vertes, et ajouta, sans changer de ton ni d’expression, bien qu’elle sembla peut-être un tout petit peu plus résignée :

- Mais je ne peux pas.

Ce qui, dans un sens comme dans l’autre, était la stricte vérité. Puis, comme s’il voulait s’en assurer, après un léger instant d’hésitation, le jeune homme lui jeta un regard en biais et souffla une autre question, en écho à celle de sa nouvelle connaissance, prononcée quelques instants plus tôt :

- Me pardonneras-tu ?

Cela aussi c‘était une bonne question, non ?

La question de Sheen flotta un instant dans l’atmosphère, pendant que Jichinôra soupirait doucement, avant que ses yeux ne se perdent dans le vague et qu’elle se mette certainement à réfléchir. Rien que le fait de méditer une réponse à une question pareille était un signe que cette jeune fille désirait se montrer sincère. En effet, à une question à la fois aussi anodine et complexe que celle-ci, on pouvait s’empresser de répondre un simple, concis et faux « Mais oui, bien sûr, ne t’inquiètes pas. », car c’était généralement la première réponse qui venait à l’esprit de la plupart des gens, même s’ils ne le pensaient pas vraiment. Bref, c’était intéressant. Sheen attendit donc patiemment, fixant ses prunelles dans celles de sa vis-à-vis, qui eut tôt fait de revenir sur Terre pour donner sa réponse :

- Bien sûr que non, je ne te pardonnerai pas. Mais ce n'est pas comme si je nourrissais la moindre rancoeur. Au premier abord, tu sembles être incombé d'une sincérité accablante, presque émouvante. Puis après, tu fermes l'accès à ta nature. Comment pardonner une aura si mensongère ? C'est le jour et la nuit.

On ne pouvait mieux résumer les choses. Un fin sourire torve se dessina furtivement sur les lèvres du garçon, sans qu’il ne cherche à le dissimuler. Oui, le jour et la nuit, c’était parfaitement çà. Jichinôra sourit alors à son tour, et lui prit la main pour entrelacer leurs doigts, dans un geste à la fois méthodique et familier. Sheen se sursauta pas comme d’autres auraient pu le faire à ce contact, il se contenta de poser un regard qui semblait pensif sur leurs doigts fins, comme son interlocutrice le faisait également d‘ailleurs, avant qu‘elle ne reprenne la parole :

- Mais je peux parfaitement te tolérer dans mon entourage. Je suis certaine que tu n'es pas méchant. En tout cas, tu n'es pas hostile, monsieur du Clan de la Tempête.

Vraiment ?

Sheen leva les yeux, s‘arrachant à la contemplation de leurs doigts entrelacés pour accrocher une nouvelle fois le regard de la jeune Étoile. Ainsi donc, elle ne lui pardonnerait pas son aura si mensongère, comme elle le disait si bien elle-même, mais elle acceptait tout de même de l’avoir à ses côtés ? Intéressant, encore une fois. Pour ce qui était du fait qu’il n’était certainement pas méchant, çà, c’était encore à voir. Mais tout était relatif, n’est-ce pas ? Et puis oui, elle avait raison, il n’était pas hostile. La demoiselle du clan de l’Étoile. De nouveau, Sheen esquissa un nouveau sourire, pensif cette fois. Il était satisfait d’avoir fait cette rencontre aujourd’hui, car cette Jichinôra Fides Ei était intrigante. Elle faisait visiblement parti de ces personnes qui sortaient du lot, de ceux qui titillaient la curiosité du jeune Everfield. Cela ne changeait en rien sa nature profonde ni sa manière d’être, mais il n’empêche que ce genre de personnes existaient. Tout de même. Sinon, où serait le piment de l’existence ? Le garçon abandonna ses réflexions pour fixer une nouvelle fois sa vis-à-vis dans les yeux, comme il était de mise dans ce genre de conversation et qu’on semblait vouloir deviner qui était la personne en face de vous, puis, le sourire flottant toujours aux lèvres, il répondit doucement :

- Je te remercie. Çà me fait plaisir.

Puis inclinant la tête une nouvelle fois, alors qu’un sourire plus gai remplaçait l’autre et qu’une lueur malicieuse étincelait dans ses prunelles, le jeune homme ajouta, prenant exemple sur la dernière phrase prononcée par Jichinôra, comme pour énoncer une vérité tout en plaisantant légèrement pour détendre l’atmosphère :

- Et toi, tu n’es pas banale, mademoiselle du Clan de l‘Étoile.

Venant d’une jeune fille qui refusait de se dire appartenir à un clan et qui semblait d’une sincérité à toute épreuve, c’était sûr. En tous les cas, c’était intéressant. Cette journée n’était pas si ennuyante que cela, au bout du compte.

Sheen ne s’étonna pas de voir Jichinôra se crisper légèrement en entendant l’expression qu’il venait d’employer, vu qu’il avait parfaitement compris qu’elle était une personne qui détestait ce genre d’appellations. Néanmoins, la jeune fille retrouva bien vite le sourire, à l’image de celui de son vis-à-vis, après avoir constaté à voix haute que ce dernier était « observateur ». Sheen ne releva pas, mais garda le sourire aux lèvres, alors que Jichinôra levait leurs doigts entrelacés à la hauteur de leurs yeux, dans les airs, comme pour mieux les contempler.

- C’est drôle comme nous nous emboîtons parfaitement; nous sommes si différents ! M’enfin, réflexion inutile.

Réflexion inutile ? Pas forcément. Il était vrai qu’ils étaient différents.
En tous les cas, Sheen posa des yeux intéressés sur leurs mains qu’elle tenait en l’air, jusqu’à ce qu’elle le lâche doucement pour poser sa main sur sa cuisse. Il fit mine d’observer d’un air pensif encore quelques secondes sa propre main, puis la reposa négligemment sur le bord de la commode poussiéreuse, jetant au passage un coup d’œil au paysage en ruines qui s’étalait loin devant eux. Il se laissa alors aller à quelques réflexions fugaces, se demandant vaguement où tout cela le mènerait. Mais comme il suivait toujours son instinct, il abandonna bien vite pour revenir au moment présent, sur cette commode bancale, avec Jichinôra Fides Ei, Étoile sincère qui ne désirait pas qu’on l’associe aux autres qui brillaient dans le Ciel. Elle venait d’ailleurs de se pencher vers son panier en osier, pour en sortir son éventail et le placer sous son nez, dissimulant la partie basse de son visage.

- Tu m’as totalement cernée, pas vrai ?

De nouveau, un sourire étira le coin des lèvres de Sheen.
S’il l’avait totalement cernée ? C’était une bonne question. Si le garçon se plaisait à se savoir intelligent, observateur et calculateur, à savoir cerner bon nombre de personnes existantes en ces lieux, il n’en était pas moins prudent. Et il doutait parfois de tout comprendre, même s’il n’éprouvait pas vraiment de soucis à se l’avouer. Oui, certes, il avait compris quelle genre de personne était Jichinôra Fides Ei. En grande partie du moins. Ses gestes, ses paroles, ses réactions parlaient d’elle-même. Il suffisait juste de savoir analyser. Mais totalement ? C’était une bonne question. Pouvait-on vraiment complètement cerner quelqu‘un ? Oui, peut-être. Mais pas à la première rencontre. Pour cerner totalement quelqu‘un, il fallait tout savoir. Ou du moins était-ce ainsi que fonctionnait Sheen. Bien sûr, il n’éprouvait pas forcément le besoin de remuer ciel et terre pour absolument tout découvrir sur une personne donnée, il savait se contenter de ce qu’il avait. Et sans forcément s’en vanter, il savait que ce qu’il devinait était généralement, dans la plupart des cas, foncièrement juste.

Il posa donc ses fameux yeux sur le visage à moitié dissimulé de son interlocutrice, puis après avoir fait mine de réfléchir à la question, il remarqua d‘une voix rêveuse :

- Hum... C‘est une très bonne question.

Posant ses mains à l’arrière de la commode et s’appuyant sur ses bras ainsi tendus, Sheen pencha la tête vers Jichinôra, alors qu’un sourire qui se voulait malicieux et faussement vantard étirait ses lèvres.

- Disons en grande partie.

Qu’il dise cela sincèrement ou pour faire mine de plaisanter, cela revenait au même. Détournant ensuite ses yeux verts de sa vis-à-vis, mais toujours souriant de la même manière, le garçon embrassa une nouvelle fois du regard le paysage qui se présentait devant eux. Il les posa ensuite machinalement sur ses pieds qu’il avait croisés et qu‘il sépara, jouant un instant avec un caillou qui traînait sur le sol. Poussant alors un soupir qui n’était pas forcément feint, le jeune Tempête ajouta ensuite, formulant une réflexion générale et interrogative, qu’il ne croyait pas forcément véritablement lui-même mais qui s‘avérait plutôt véridique :

- Mais peut-on complètement cerner quelqu‘un ? Çà aussi, c‘est une bonne question. M‘enfin, réflexion inutile.

De nouveau, il se tourna vers la jeune fille, souriant de manière narquoise mais aussi avec cette malice qui caractérisait les bonnes blagues, comme s‘il voulait la taquiner, un peu comme pourraient le faire deux amis lors d‘une joyeuse petite balade. Sauf que là, la balade se faisait dans un quartier complètement dévasté, mais bon, ce n‘était qu‘un détail parmi tant d‘autres.

Jichinôra eut un rire agréable à entendre suite à la pique de Sheen, et à sa réponse, ce dernier eut un autre sourire amusé. Il la regarda se lever, prendre une profonde inspiration et expirer longuement, comme si elle réfléchissait ou méditait un instant. Puis, rapidement, elle se retourna pour s’exclamer :

- Tu es un petit comique, mon beau Sheen !

Vraiment ?
Une énième fois, le garçon lui retourna un sourire amusé, qui allait, à force, devenir son expression attitrée en présence de cette intéressante petite Étoile. Il haussa également un sourcil lorsqu’elle s’approcha de lui en sautillant, posant ses mains sur ses genoux, approchant son visage et vrillant ses yeux pétillants dans les siens. Qu’allait-elle bien pouvoir inventer ? Sheen se le demandait, bien que tout cela ne faisait que l’amuser. C’était agréable, après tout. Nulle prise de tête.

- Je suis à la recherche d’un objet rare. D’un objet… précieux. Légendaire, d’où je viens, je dirais. M’aiderais-tu à le retrouver, valeureux Tempête ?

Son ton solennel mais néanmoins emprunt de malice lui donna envie d’éclater de rire. Cependant, il n’en fit rien, conservant seulement son sourire, puis il fit mine de réfléchir intensément, comme si toute son existence dépendrait de sa réponse. Le dos droit, il afficha alors un masque sérieux et solennel à l’image du ton de sa vis-à-vis, puis là, la regardant toujours dans les yeux, il répondit sur un ton parfaitement théâtral :

- Bien entendu que je vous aiderais à le retrouver, gente demoiselle.

Sheen ne conserva cependant guère longtemps son masque sérieux, le sourire reprenant rapidement le dessus. Sans parler de l’éclat de rire, frais et mélodieux, qui le secoua aux paroles que sa compagne ajouta ensuite :

- En fait, je suis à la recherche d’un pot de peinture. Rouge de préférence.

Et c’était elle qui disait de lui qu’il était un comique ? Elle n’était pas mal dans le genre non plus, pourtant ! Sheen sourit de toutes ses dents, alors que cette chère Jichinôra lui tirait la langue, et qu’une nouvelle lueur malicieuse embrasait ses prunelles de jade. Il leva la main, attrapa délicatement et presque machinalement une des longues mèches de cheveux de la miss, inclina la tête du côté dans un même temps, tout sourire une nouvelle fois.

- Et bien, qui dit qu‘un pot de peinture n‘est pas un objet précieux ? Le valeureux Tempête veut toujours bien t‘aider à le chercher, ma chère.

N’est-il pas ?
En effet, Sheen n’éprouvait absolument aucun inconvénient à rester ici, dans ces ruines, en présence de sa nouvelle connaissance. Au contraire, la présence de cette jeune fille, justement, avait quelque chose d’indéniablement agréable qui ne pouvait que faire du bien dans ce monde écorché. Le jeune Tempête lâcha la mèche soyeuse qu’il avait tortillé autour de ses doigts un instant, puis se releva de la commode que Jichinôra avait déjà quitté. Il fit mine d’étirer ses bras au-dessus de sa tête, le regard insouciant dirigé vers l’horizon, puis se tourna vivement, et avec entrain, vers son interlocutrice. Écartant les bras, comme s’il voulait soudainement embrasser le monde d’un geste, ce qui n’était nullement le cas, mais plutôt comme s’il voulait désigner l’ensemble du paysage qui les entourait, les paumes ouvertes, Sheen reprit la parole, le ton énergétique :

- Alors, par où désires-tu commencer les recherches ? Je te suivrais où que tu ailles.

Conscient du symbolisme et de la solennité jouée de cette dernière phrase, le garçon aux cheveux de jais haussa un sourcil, un sourire malicieux de nouveau aux lèvres. Plaisanter de la sorte était toujours plaisant, en toutes circonstances.

Sheen laissa sa compagne prendre le temps de contempler le paysage, un doigt sur la lèvre, pour qu’elle choisisse la direction par laquelle ils allaient tous deux débuter leur folle aventure. Elle avait le choix, car même si tout n’était que ruines et dévastation, il existait des différences entre les divers pôles de la zone rasée. Le jeune Tempête, lui, n’avait absolument aucune préférence, voilà pourquoi il laissa sa vis-à-vis choisir, ne serait-ce que par pure galanterie. Les ruines plates du nord, les décombres verticaux de l’est et de l‘ouest, ou les vestiges des quartiers résidentiels du sud ? Jichinôra avait fait son choix, car bien vite, elle se saisit du panier en osier qu‘elle avait emporté, entoura les épaules de son compagnon d’un bras et tendit l’autre vers la direction du sud.

- Le monde nous appartient, mon grand ami ! Parcourons-le à la recherche de cet inestimable artéfact écarlate, couvrons-nous de gloire, et immortels, nous guérirons ce monde fourbe de par notre incontestable puissance acquise lors de notre périlleuse conquête.

Voilà qui était parfaitement et admirablement bien résumé.

Sheen sourit de nouveau, embrassant un instant de son regard d’émeraude le paysage sudiste qu’ils apercevaient, avec ses décombres d’habitations multiples et instables. Ce serait parfait. Voilà qu’ils se mettaient à agir comme des enfants, tous les deux, nouvelles connaissances qui s’appréciaient mutuellement, comme si le quartier dévasté de la ville n’était qu’un immense terrain de jeu pour eux. Pourtant dangereux pour son instabilité certaine, mais au combien plus intéressant que le reste de l’Enfer Céleste. Mais passons. La jeune fille aux longs cheveux d’ébène se plaça ensuite dans le dos de Sheen, pour poser ses mains sur ses épaules et approcher sa bouche de son oreille.

- N'est-ce pas une idée des plus réalisables, mon beau Sheen ?

Des Enfants insouciants. Ou qui jouaient à l’être. Le jeune homme pencha sa tête un tantinet du côté, alors qu’il répondait, avec un nouveau sourire et une voix qui se voulait faussement évidente :

- Mais bien sûr que si, ma douce Jichinôra.

Et oui, après tout ! La vis-à-vis de Sheen l’enlaça amicalement un instant, puis d’une voix entraînante, elle annonça le début des recherches, de la quête du très convoité pot de peinture écarlate. Et voilà, c’était parti. Jichinôra s’élançait déjà au bas de l’amas de débris sur lequel ils s’étaient perchés tous deux, pieds nus. Sheen l’y suivit, usant de son agilité également pour ne pas déraper, pour placer ses pieds là où il le fallait. Par petits bonds, lestes et calculés, il progressait dans les décombres, sur une route parallèle à celle qu’avait emprunté Jichinôra. Des cailloux et des restes de décombres calcinés déboulaient souvent sous leurs pas, teintant leur course folle d’une mélodie grisante. Fini l’ennui, bonjour l’adrénaline ! Il fallait être concentré pour ne pas tomber, pour ne pas déraper, pour ne pas se cogner ou se faire mal, et c’était cela qui était si grisant. Sheen n’éprouvait pas vraiment de difficultés pour cela, étant un Tempête dont l’agilité n’était pas à contester. Au contraire, ce genre de balades étaient parfaites pour lui, car après tout, quoi de mieux pour chasser le cruel ennui ? Et puis, il n’était pas seul. Parfois, lorsque ses pas et ses bonds le menaient tout près de Jichinôra, Sheen lui adressait un sourire provoquant, comme un gamin, ou ricanait à son tour. Qui aurait pu croire qu’on pouvait prendre le temps de s’amuser dans un lieu hanté par la mort et le carnage ? Puis, bientôt, à force d’évoluer dans les décombres, la partie sud, avec ces restes d’habitations détruites, leur apparut. Sheen s’arrêta un instant, dérapant sur un monticule d’amas de plâtre, et tourna sa jolie tête vers sa compagne.

- Nous voici arrivés, ma chère ! Prête pour l‘aventure ?

Aventure qui consistait seulement à dénicher un pot de peinture, mais tut était tellement plus grisant et entraînant si on y mettait du sien ! Et lorsque l’on s’ennuyait à en mourir, tout était bon à prendre. Avec un nouveau sourire arrogant, Sheen se détourna et entreprit de dépasser les premiers vestiges d’habitations de la zone, parcourant les débris qui encombraient le sol d’un regard perçant, à la recherche, bien évidemment, de l’inestimable artefact écarlate.

Sheen n’avait pas remarqué tout de suite que sa compagne d’investigations s’était arrêtée, après s’être salement écorché le pied. Il avait les yeux rivés sur le sol, balayant du regard le chemin de décombres qui s’étalait devant lui, concentré pour trouver les meilleurs endroits où poser les pieds. C’était qu’il n’avait pas envie de déraper et de s’étaler de tout son long dans la poussière, voyez-vous. Surtout que le sol était jonché de petits objets, de fragments et de bouts de verres en tout genre, qui pouvaient suffire à blesser quelque peu n’importe qui. Mais passons. L’adolescent cherchait en même temps un quelconque éclat rougeâtre, parmi les décombres, au cas presque improbable où il pourrait dénicher du premier coup le pot de peinture que cherchait Jichinôra. D’ailleurs, où était-elle, cette dernière ? Ce fut à cet instant, se retournant pour voir où était la jeune fille, que le jeune Tempête remarqua cdlle-ci, assise plus loin, ses longs cheveux dissimulant son visage, visiblement occupée à… à quoi au juste ? Elle tenait son pied, et versait quelque chose dessus. Aie. Elle avait du s’écorcher le pied sur un quelconque et traître débris, ce qui n’était pas forcément très étonnant quand on savait que la miss se trimballait sans chaussures. M’enfin.

Sheen rebroussa donc chemin, pour rejoindre l’emplacement où s’était installée Jichinôra, à l’aide de bonds lestes et souples, et de grands enjambées calculées. Se posant enfin à ses côtés, baissant son regard d’émeraude vers elle, le garçon constata alors qu’il avait vu juste : déjà, la jeune Etoile entourait son pied d’un bandage de fortune, certainement pour faire cesser un saignement occasionné par une écorchure plus ou moins profonde. Le garçon s’agenouilla devant elle, un léger pli soucieux barrant un instant son front, lorsque sa vis-à-vis releva la tête pour dire :

- Désolée pour le dérangement, ça fait un peu mal, vois-tu. Le saignement devrait cesser bientôt, et ensuite nous pourrons reprendre nos… enfin, tu vois ce que je veux dire.

Sans faire attention à son petit rire qui semblait mal à l’aise, Sheen leva une nouvelle fois les yeux, les mains sur les genoux, et un fin sourire compréhensif étira alors ses lèvres. Il se doutait bien que çà ne devait pas faire du bien, il attendrait sagement avec elle que le saignement s’estompe. Ce n’était pas un problème, loin de là.

- Bien sûr.

Puis se mettant à ricaner à son tour, mais plutôt de cette manière narquoise ou taquine qui détendait et amusait tellement, il ajouta avec une moue qui se voulait sévère mais qui apparaissait du coup plus amusée qu‘autre chose :

- Voilà ce qui arrive quand on jette ses chaussures sur un coup de tête et qu‘on vient gambader pieds nus au milieu d’un tas de décombres, ma chère.

C’était sûr, se balader pieds nus dans ce genre d’endroit n’était pas vraiment conseillé. Mais bon, elle faisait ce qu’elle voulait après tout, elle était assez grande non ? Et puis, elle semblait savoir ce qu’elle faisait, elle ne faisait certainement pas parti du clan des guérisseurs pour rien, quoi qu’elle en dise. Elle savait soigner çà, c’était une chance. Sheen s’assit alors à son tour à même le sol, dans une position un peu plus confortable que lorsqu’il était agenouillé, en face de son interlocutrice et nouvelle amie. Bien que la concept d’amitié ou de confiance soient très relatifs pour une personne comme ce garçon, Sheen ne pouvait néanmoins dire qu’il méprisait ou détestait cette fameuse Jichinôra. Non, elle était gentille. Agréable. Il eut un nouveau sourire à ces pensées, léger, tandis qu’il croisait les bras sur ses jambes en tailleur, et qu’il attendait que sa vis-à-vis fasse un signe ou dise quoi que ce soit, pour montrer que çà allait mieux. Et puis, ils n’étaient pas forcément pressés, non ?

Lui taper dessus ? Mais non voyons, tout de même pas. Quand on avait un flingue à la ceinture, en parfait Tempête qui soit -bien que l’on ne se montra pas fidèle envers ce clan qui était censé être le sien-, on avait plutôt tendance à tirer qu’à taper. Mais évidemment, on n’usait pas d’une arme dès qu’un interlocuteur haussait un peu le ton, sinon, on ne s’en sortirait pas. Et puis, Sheen ne serait plus expert dans l’art du double-jeu s’il se laissait aussi facilement emporter ou vexer, après tout. Ce n’était donc pas quelques paroles désapprobatrices comme celles qui suivirent qui aller le faire sortir de ses gonds, le garçon.

- Eh bien, mon cher, si tu es en mesure de voir toutes les saloperies susceptibles de m'empaler les pieds sur ce territoire, ce n'est pas mon cas !

A ces mots, Sheen se contenta d’hausser un sourcil, une expression quelque peu surprise se peignant sur les traits fins de son visage. Ce qu’il n’avait d’ailleurs pas forcément besoin de feindre, vu que légèrement surpris, il l’était, c’était sûr. Cette Jichinôra Fides Ei… Lunatique ou caractérielle ? Les deux se valaient, revenaient quasiment au même. En tous les cas, voilà certainement un nouvel aspect de la personnalité de la guérisseuse qui s’offrait au jeune démon. Ce n’était pas frustrant, ni agaçant, juste intéressant. Intriguant. Tout ou presque l’était, à partir du moment que l’on se donnait un peu la peine de voir les choses sous un certain angle. Mais passons. A vrai dire, Sheen fronça tout de même légèrement les sourcils, un court instant, lorsque les mots de sa vis-à-vis claquèrent, se pinçant les lèvres. Après le haussement, le froncement. Il n’était pas vexé, loin de là, l’expression butée qui se peignait sur le visage de la jeune fille alors qu’elle plongeait dans son panier était plutôt amusante qu’autre chose. Non, c’était juste qu’il n’aimait pas qu’on lui parle ainsi. Sur ce genre de ton, s’entend. Et cela, il ne pouvait rien y faire, du fait qu’en plus d’être une chose ancrée dans sa personnalité, sa manière d’être, cela faisait également parti des vestiges de son ancien passé. D’un autre temps, d’une autre vie, lorsqu’il s’appelait Alcibiade. Vaniteux, égoïste, sans scrupules. Personne qu’il avait été et qu’il était encore, bien qu’il soit si différent de par les apparences. Il était parfois dur de se battre contre des habitudes, et encore plus quand ces dites habitudes vous avaient habité durant toute une vie, même à plus de deux milliers d’années d’aujourd’hui. C’était certain. Mais encore une fois, passons.

Sheen finit par fermer les paupières un instant, le temps de revenir au moment présent, et les rouvrit juste à temps pour voir Jichinôra se tourner vers lui, l’air effarouché, les yeux pétillant. Un peu plus, et un large sourire amusé se serrait esquissé sur les lèvres du garçon. Car il était certain que cette vision ne pouvait pas vraiment agacer, juste amuser. Mais Sheen ne sourit pas, du fait qu’il n’en eut pas le temps, tout simplement, car bien vite, sa vis-à-vis baissa la tête. Ses cheveux aussi noirs que les siens dissimulèrent son visage, alors que le silence s’installait, un instant. Le jeune Everfield ne chercha pas à le briser, il attendit sagement, la tête de nouveau légèrement inclinée, les yeux rivés sur la masse de cheveux d’ébène. Il était loin d’être bête, il savait pertinemment ce qui allait suivre. Le langage corporel, bien qu’il puisse être parfois trompeur, restait aisément décryptable. Et le mot attendu s’éleva, prononcé doucement, d’une voix à l’inflexion gênée. « Pardon ». Cette fois-ci, Sheen se laissa aller, et un sourire en coin étira ses lèvres. Sa propre voix s’éleva à son tour, alors qu’il chassait un minuscule bout de plâtre de son pantalon sombre, toujours avec ce même ton poli et sincère qui semblait le caractériser. Léger, également.

- Je t‘en prie.

Ce ne serait qu’un incident vite oublié. Ou du moins ne leur porterait-il pas préjudice, car, évidemment, rien ne s’oubliait ou presque. Et puis, Jichinôra avait enfilé une nouvelle paire de ballerines, ils pourraient repartir de plus belle chasser l’ennui sans aucun soucis. Le jeune Tempête, alors qu’un nouveau silence s’installait, mais doux et léger cette fois, nullement gênant, reprit alors la parole, d’un ton cette fois insouciant, avec un geste évasif de la main.

- Je sais que mon don pour voir toutes ces saloperies, comme tu le dis si bien, est susceptible d‘en faire jalouser plus d‘un. Je suis habitué, ne t‘inquiètes pas.

Il plaisantait, bien évidemment. Ou il jouait à l’être. Peu importe. Un léger sourire toujours flottant sur les lèvres, Sheen attendit tranquillement que la jeune Etoile ne relève les yeux, ne s’exprime ou n’annonce la reprise des recherches, au choix. En attendant, et après sa boutade, il faisait tourner entre ses doigts fins le petit morceau de plâtre qu’il avait enlevé de ses vêtements, ses yeux de jade rivés dessus. Jusqu’à ce qu’il le jette au sol d‘une impulsion du pouce, pour qu’il rejoigne la masse de débris et de poussière, là où il devait être. Tout simplement.

Jichinôra resta quelques secondes encore dans la même position, la tête abaissée, le visage dissimulé derrière le rideau de cheveux noirs. Puis lorsqu’un léger rire eut fini de secouer ses épaules, elle se redressa, les yeux brillants étrangement. Le fin sourire toujours flottant aux lèvres, Sheen haussa très légèrement un sourcil, posant ses yeux de jade sur son interlocutrice et attendant qu’elle ne dise ou fasse quelque chose. Ce qu’elle ne tarda pas à faire, d’ailleurs.

- Tu me fais penser à mon père, tu sais.

C’était ce genre de phrase qu’on n’entendait pas s’adresser tous les jours, cela c’était sûr. Sur le coup, le jeune Tempête resta un instant interdit, figé dans la position assise qu’il occupait depuis quelques minutes, les yeux rivés sur sa vis-à-vis. Vis-à-vis qui avait l’air absente, les yeux dans le vague, le visage peut-être emprunt d’une expression nostalgique. Plongée dans ses pensées ? Dans ses souvenirs, peut-être ? Oui, certainement. Des images du père qu’elle venait de citer devaient certainement défiler dans son esprit, devant ses yeux déconnectés pour un temps du moment présent. Les souvenirs, c’étaient un peu comme des images, des sensations, des émotions stockées dans un coin de notre tête, et que l’on pouvait consulter plus ou moins à loisir. On s’en remémorait certains très souvent, parce qu’ils nous apportaient la joie, la nostalgie ou un sentiment de plénitude. Il en existait également d’autres que l’on voudrait bien oublier. C’était ainsi. Mais passons. Ce ne serait pas Sheen qui s’empresserait de tirer Jichinôra de ses pensées. Pour le moment, il se répétait les mots de la guérisseuse caractérielle, un air pensif prenant possession de son fin visage. Il lui faisait penser à son père, vraiment ? Pour un peu, il s’en serait laissé à un petit rire perplexe ou faussement amusé. Que penser de ce genre de paroles ? Une personne tout ce qu’il y avait de plus normale n’aurait certainement pas trouvé quoi dire, serait restée un instant plus ou moins gênée, mais peut-être ravie. Pour Sheen cependant, et peut-être pour d’autres, c’était différent. Il fronça légèrement les sourcils, l’air à son tour absent. Pensif. Le père de Jichinôra n’était certainement pas comme lui. Pas comme il l’était vraiment. Ce qu’elle voyait, l’image qu’il voulait renvoyer, par contre, semblait le lui faire penser. Que fallait-il faire ? En rire ou en pleurer ? Pour Sheen, la question ne se posait pas. Jamais il ne cherchait à montrer qui il était véritablement, ou rarement seulement. Jichinôra se leurrait, mais n’était-ce pas ce qu’il avait lui-même voulu, comme il le voulait toujours avec tout le monde ? Si, certes. Néanmoins, ce que venait de dire la jeune guérisseuse emplissait le garçon d’une certaine pointe de frustration, sans qu‘il ne puisse réellement l‘expliquer.

Le contact de la paume des mains de la jeune fille sur sa peau fit sursauter Sheen. Tout occupé à ses pensées compliquées, il n’avait pas vu sa compagne se lever, pour s’approcher de lui et poser ainsi ses mains sur ses joues. Sa peau était douce. Le garçon leva ses yeux verts, pour les accrocher dans son regard, revenant à son tour à l’instant présent, là, dans les ruines du quartier Ouest. Jichinôra souriait d’un air désolé.

- Tout de même, je suis désolée. Ça m'arrive... rarement.

Vraiment ? Un très léger sourire amusé étira les lèvres de Sheen, une nouvelle fois, occultant l’expression pensive qui avait pu l’habiter juste avant. Il n’eut cependant pas le temps de dire quoi que ce soit que, ensuite, la jeune fille se pencha en avant pour l’enlacer, doucement. Un câlin anodin, certes, mais toute étreinte de ce genre restait agréable, rassurante ou plaisante, et ce ne serait pas ce jeune homme-ci qui serait contre. Il resta néanmoins trois petites secondes interdit, une nouvelle fois, mais se reprit bien vite. Il posa une main légère sur le dos courbé de cette intrigante guérisseuse, dans un geste anodin mais significatif, un léger sourire que Jichinôra ne pouvait pas voir se dessinant encore sur ses lèvres. Il laissa s’écouler quelques secondes de silence, les cheveux de la jeune fille lui chatouillant une partie du cou, puis ouvrit la bouche pour parler, sans bouger néanmoins. Une nouvelle fois, et parce qu’il savait évidemment bien contrôler sa gestuelle, ses intonations et ses expressions la plupart du temps, sa voix se trouvait amusée, détendue, affectueuse. Le sourire aux lèvres, il fit mine d’énoncer une simple vérité, légère et anodine, qui lui vint spontanément à l‘esprit et qui sortit naturellement de ses lèvres.

- Tu es mignonne.

Qu’elle soit jolie, adorable, amusante par ses petites sautes d’humeurs et ses explications, agréablement surprenante par ses gestes, tout pouvait être dit dans cette simple phrase prononcée gentiment. Sheen tapota un très court instant le dos de la jeune fille qui l’enlaçait, pour appuyer ses propos, attendant qu’elle se redresse. En même temps, il y avait toujours ce léger sourire naturel qui flottait sur son fin visage, et il ne pouvait s’empêcher de se dire malicieusement que c’était à charge de revanche : si lui, il lui faisait penser à son père, et bien elle, il la trouverait mignonne. Une gentille petite pique pour déstabiliser l’autre, peut-être ? Et bien non, même pas. Cette pensée ne lui était venue qu’à l’instant, amusante. Ce qui était sûr, c’était que cette journée se finirait bien mieux qu’elle n’avait commencé, grâce à cette intéressante rencontre.